« Noces tchétchènes », Jean-Louis BACHELET

« Noces tchétchènes. Vie et mort d'une kamikaze », de Jean-Louis BACHELET

Couv noces prix salon du livre des balkans

Parution : 15 novembre 2018
Collection : & Cie France
250 pages
ISBN : 978-2-9542845-8-3
Prix : 19 €

Jean-Louis Bachelet nous livre avec ces Noces tchétchènes, qu'il a écrites avec son âme, dit-il, une tragédie de notre temps. A quoi rêve donc Zoukhra, la tête et le menton couverts à la manière des salafistes ? Que raconte-t-elle de sa vie dans les textos qu'elle envoie à Roma, son ami russe, et que peut-il comprendre, lui, de ses aspirations ? Qui vient briser sa solitude et son silence ? Qui lui ouvre l'esprit ? Et comment, aveuglée par son amour pour Dalgat-Boucle-d'or, finit-elle par tomber dans un terrible engrenage qui fera d'elle une kamikaze ?

Dans cette fiction, parfaitement rythmée et équilibrée, sans manichéisme, en prise directe avec l'actualité et née dans l'urgence, tout est vrai : les coutumes ancestrales et les magnifiques paysages du Nord-Caucase, les traumatismes engendrés par la période soviétique, mais aussi par la Russie des tsars, le quotidien aujourd'hui des Tchétchènes, Russes et Daghestanais vivant ensemble sur ce territoire et traversés eux aussi, comme nous le sommes, par de nombreuses interrogations sur la place et la pratique de l'islam, la foi, la lutte contre le terrorisme...

Paradoxe : Jean-Louis Bachelet, pour nous raconter cette histoire terriblement noire, use d'une langue puissante et poétique aux mille couleurs.

Extraits

« Automne 2013. Serjen-Yourt, près de Grozny, Tchétchénie.

Le fleuve Khoulkhoulaou a grossi brutalement. Les larges langues de sable et de roc qui divisent son lit en été disparaissent sous une eau boueuse et torrentielle. Le fleuve charrie des branchages arrachés par la tempête. Sur les deux rives, les arbres sont secoués par le vent. Rafales soudaines. Rugissantes.

Zoukhra, sous la pluie battante, regarde le spectacle, immobile. Des pensées désordonnées tournoient dans son esprit. Est-ce que l’orage est déjà sur Grozny ? Possible. Le fleuve gronde. Il a retrouvé son aspect naturel, celui-là. Fini les ruisseaux timides et inégaux des beaux jours.

Allez, une photo. Et puis non. Avec cette averse, impossible de sortir le portable. IPhone 4, cadeau de ma sœur Alina. Débrouillarde, la petite. Combien ça coûte à Moscou, un truc pareil ? Étudiante en droit, salaire de caissière. Pas possible qu’elle ait pu payer ça. Donc ? Saisir pourtant, à tout prix, un souvenir de la fierté du Khoulkhoulaou. Devoir intime et national. Je suis tchétchène.

Fierté qui balaye le souvenir des bombardements russes, quand, vingt ans auparavant, le déluge de feu qui s’était abattu sur la région avait modifié le tracé du fleuve caucasien. Lentement, elle renoue derrière sa nuque le foulard de brocart rehaussé de fils d’or qui couvre ses cheveux.

Je m’appelle Zoukhra Khapilaïeva, je suis née en 1990 à Serjen-Yourt, près de Grozny. La première guerre de Tchétchénie a emporté mon père, Alikhan, en 1994. Ma mère, Valentina, est morte six ans après. Me réveiller, avant la fin des temps. Rester encore un peu.

Au fond d’elle, prête à rompre toutes les digues, une joie sauvage, dévastatrice.

Boire à la coupe du chaos jusqu’à la lie.

Elle ne parvient pas à arrêter le torrent de paroles qui dévale la pente de sa pensée, obstiné, inexorable. Parfois, elle se dit qu’elle est folle et qu’il lui faut des médicaments « pour la tête ».

La fin des temps, oui, quand je vais tomber, face contre terre. Comme le portail de la maison, qui s’est déboîté la semaine dernière. Tombé à plat sur le trottoir. Les voisins sont sortis. Je vais tomber, moi aussi, et mes os se briseront comme les planches de ce portail qui avait résisté, on ne sait comment, aux bombardements de la première guerre tchétchène. Reliquat des combats. Bois vermoulu, corps immolé. Les Russes ont tué mon père. Je ne me marierai pas avant de l’avoir vengé. Ma mère était orthodoxe : la religion des faibles. Passant devant l’église orthodoxe de Grozny, rue Abdoulaïev, chansons douces. « Réveille-toi, ô toi qui dors, réveille-toi d’entre les morts. » Mal aux os, mal à l’âme. Réveille-toi, et meurs ! » (pp. 13, 14)

(...)

« Elle a revêtu une robe de soie mauve, longue et ample, ornée de motifs floraux à l’extrémité de ses manches et brodée d’arabesques argentées, incrustées de jade, du col jusqu’à la taille. Elle a recouvert sa tête d’un voile de soie doublé de satin, festonné sur le front d’un chapelet de médaillons de cuivre et fermé sous l’oreille par une fibule de nacre et d’escarboucle. Elle a pris soin de couvrir son menton à la manière wahhabite. Jour solennel.

Je suis une femme digne du peuple auquel j’appartiens. Boucle-d’or ne peut pas me louper. Tu m’aimes ? À notre mariage, il y aura les voisins, les Sagaïpov, avec les trois filles de Djalil, la troisième avec ses grands pieds et ses sourcils comme les touffes de laine qui pendent au barbelé du champ de leur père ; il y aura mon cousin Khamal en blouse blanche d’infirmier, avec sa fiancée, il n’en a pas, mais il en aura une, il viendra en autobus de Grozny et passera par la route toute refaite qui longe le Khoulkhoulaou, peupliers et sapins, humidité qui te prend au nez, et qui prend même les chevaux aux naseaux ; il y aura Alina en mini-jupe, et Djokhar lui aura collé une claque avant la fête, mais elle désobéira et se tartinera la figure de fond de teint acheté chez Dixi-Moscou pour quatre-vingts roubles ; il y aura Patimat et son mari et ses deux enfants, elle sera jalouse, « on ne pensait pas qu’un jour tu te marierais », ils critiqueront l’architecture de la mosquée de Serjen-Yourt, mais iront patauger dans le Khoulkhoulaou avec tout le monde et se souviendront qu’ils sont nés ici ; il y aura Roma, venu de Rostov par l’autocar à quatre cent trente roubles, il se liera d’amitié avec Vova, le maçon, deux idiots gentils, deux gentils idiots, ils parleront de foot et je danserai la lezginka. J’aurai mal au ventre parce que je serai enceinte ; mon bébé sera dans mon ventre comme une pierre posée sur un sentier de montagne, pour indiquer le chemin. Boucle-d’or fera trois saltos et tombera devant moi, à genoux, avec un sourire aussi lumineux que sa chemise.

Derrière la luxuriance de son habit, Zoukhra ressent une tristesse bizarre. Pas cette tristesse nimbée de nostalgie qui donne envie de chanter, ou de rêver. Tristesse étrangement morne et stérile, passive, tapie à l’ombre de sa robe, flottant entre chair et soie. Une tristesse que voudrait contredire ce soleil impérial, qui s’appuie de tous ses rayons sur le paysage caucasien, encore lui. Mais elle ne trouve aucune raison à cette pesanteur intérieure. Elle a le sentiment que son corps refuse la splendeur et le poids même de cette robe qu’elle a choisie pour Boucle-d’or. » (pp. 60-62)

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